1968 Ma mémoire et l' histoire

Publié le par Jacquot

Vous le savez, j'aime l' histoire sociale.
A ce sujet nous venons de publier un livre édité à 3500 exemplaire qui fait un tabac puisque non seulement la FNAC nous en réclament, mais les distributeurs et les grandes librairies nous demandent également de les réaprovisionner, alors que déja 2500 livres ont été vendus en souscription.
Cela dit, je me suis livré à un petit éxercice de style sur ma mémoire de 1968, dont je vous livre quelques passages.

« Vous outrepassez vos droits Defortescu ! » Il est huit heures ce samedi matin dans le poste de garde de l’usine Tréfimétaux au Havre. Le téléphone vient de sonner. Je bondis sur le téléphone et le chef gardien, M. L., ancien policier en retraite qui chaque jour renseigne les RG sur l’activité syndicale dans l’entreprise voit d’un très mauvais oeil que je m’attribut au nom du comité de grève cet instrument indispensable à la liaison avec l’extérieur. Il n’y a pas de portable à l’époque et le samedi matin toutes les communications téléphoniques passent par le poste de garde. Fébrile, L. tempête contre ce morveux qui se permet tant de chose. Moi, je ne me dégonfle pas et d’un ton très calme je réponds au téléphone au nom du comité de grève qui vient de décider ce samedi matin l’occupation de l’usine. Depuis tout ce temps que la direction refuse nos revendications, nous les plus jeunes ne supportons plus ce manque de sérieux à notre égard.

L’occupation est décidée, après Renault Sandouville le 16  mai, Dresser – Dujardin et la chimie le 17, nous occuperons le 18. Nous mettrons des tourets derrière les portes et pendant trois semaines à tour de rôle nous occuperons l’usine.

Pour ma part, étant déjà membre du bureau de l’Union Locale CGT du Havre en charge des jeunes, je passerai jour et nuit à la bourse du travail. A Franklin, comme l’appelle les Havrais. A cette époque, bien que non élu dans mon entreprise (j’aurai  mon premier mandat de Délégué du personnel aux élections de septembre 68) Je rentre dans l’action de plein pied. Car tout partait de Franklin. Il fallait organiser le ravitaillement des grévistes autant que faire ce peut. Nous avions décidés de distribués avec l’accord de la sous-préfecture des bons d’essence et ce sont les militants de la Compagnie française de Raffinage (devenu ensuite Total) qui en assuraient le contrôle et la distribution. Pour les salaires ou les acomptes des salariés, c’était le comité de grève qui en liaison avec le syndicat de la banque de France décidait, après accord du préfet, le déblocage des fonds.

Ainsi, quand France rejoignit son port d’attache les marins purent toucher un acompte. Je revois cet officier bardé de galons et de médailles, s’adresser à moi à Franklin pour me demander de mettre un coup de tampon sur le bon du comité de grève. 

Les patrons de Tréfimétaux  eux, ferons traîner en longueur la satisfaction des revendications, et la reprise fut fastidieuse car bon nombre de grévistes trouvaient que le compte n’y était pas. Après les grèves pourtant nous aurons gagné en autorité et les patrons nous prenaient beaucoup plus au sérieux. Ainsi si nous reprîmes avec des augmentations de salaires et une prime, si les heures de grèves étaient payées en partie, ce ne fut qu’à partir de 1969 que les premiers acquis comme la réduction du temps de travail, commencée en 68 avec 1 h en moins se poursuivit en s’amplifiant. Le droit syndical reconnu dans l ‘entreprise fut étendue à la société qui comptait alors 14 établissements et des milliers de travailleurs, et plusieurs discussions annuelles de l’ensemble des revendications de la société furent instituées.

Je me souviens d’une anecdote très précise de ce mois de mai 68, décidément pas du tout comme les autres.

Le 31 mai 1968, il est dix sept heures. Sur la place Gambetta ou se trouve aujourd’hui la Maison de la Culture Oscar Niemeyer,  il fait beau, très beau même, le soleil baigne la place de ses rayons.

Répondant à l’appel télévisé de DE GAULLE des groupes de personnes arrivent des rues adjacentes en sortant des drapeaux Bleu blanc rouge. Quelques-uns  d’entre eux(trois ou quatre) parmi lesquels je reconnais  le « Docteur Georges » député havrais UNR  (de la famille de René Coty, l’ancien Président de la république) ceints d’une écharpe tricolore.

Des cris venant d’hommes cravatés et de femmes avec beaucoup de bijoux, fusent : << au travail bandes de fainéants ! Il faut faire cesser la peur au Havre, Contre le désordre et l’anarchie, Pour la liberté du travail ».

Spectateur devant les Nouvelles Galeries je regarde cette  foule agressive mais qui semble tout de même heureuse de se retrouver et de battre le pavé ensemble. C’est impressionnant la Droite est en ville !

Le centre de la place devant le monument aux morts se remplit.

Un groupe d’hommes parmi les plus jeunes entonne la Marseillaise, repris par les plus anciens.

Combien sont-ils ? Cent, mille, deux milles, difficile à dire. Mais il y a trop de monde à mon goût.

Tout a coup je reconnais sur le côté de la manifestation devant la rue de Paris, un individu sautillant  comme un cabri, en vitupérant des propos haineux. Il porte une pancarte sur laquelle est écrite en lettre d’imprimerie (ce qui prouve qu’il l’a récupérée auprès des organisateurs et que cette manifestation n’est pas si spontanée qu’annoncée) sur laquelle on lit : « Les cocos à Moscou ». Cet homme est mon chef de service dans l’entreprise où je travaille depuis quatre ans : B. D. (nous l’appelions Nanar) C’est un ingénieur à l’atelier d’entretien. Il est craint des ouvriers par son côté insaisissable et souvent méchant, (mais il  n’est pas souvent pris au sérieux) Les élus du personnel le ridiculisent plus souvent qu’à son tour. Je sens bien que là, sur cette place il se venge, il est comme le bouffon du roi. Aujourd’hui il est gaulliste. Après son licenciement sine die quelques temps plus tard de l’entreprise pour avoir détourné semble-t-il des sommes d’argent assez rondelettes, il deviendra un candidat et même je crois un élu Radical à Louviers. Entre temps il tiendra une boutique de brocante devant la maison de mes parents rue Jean-Jacques Rousseau (dans le quartier du rond-point) boutique qui existe encore aujourd’hui (j’y retrouverai, étrangement quelques années plus tard de nombreux tableaux et autres outils venants de l’usine ou nous travaillions)

Mais revenons à la manifestation gaulliste.

Après avoir remonté la rue de Paris, la manifestation se poursuit en faisant le tour de la place de la place de l’hôtel de ville. Moi qui suis jeune (j’ai 21 ans ) et participant de plein pied à ces grandes journées que je sens historiques. Je tempête, je bondis de colère de voir la bourgeoisie havraise manifester.  Je suis prêt avec quelques copains à faire le coup de poing. Le poing levé des révolutionnaires, d’ailleurs nous le dressons au passage de la manifestation (voir la photo) Nous croisons alors quelques camarades comme Michel Delaunay et je crois Gérard Heuzé et Roland Ricouard qui nous raisonnent. Ils nous disent que nous ferions mieux d’aller à la mairie, défendre la maison du peuple qui risque d’être prise d’assaut par les factieux si la manifestation tourne mal. Ce que nous faisons illico presto, notre sens du devoir républicain ne faisant qu’un tour. A la mairie nous retrouvons René Cance, notre Maire entouré d’André Duroméa et de nombreux autres élus. René nous calme et avec son bon sens habituel nous dit que nous n’avons pas à nous en faire les gaullistes ne sont pas si nombreux que cela à manifester et en tous cas dix fois moins nombreux que les Croix de feux en 1936 !

Nous restons quelques heures dans la mairie puis repartons coucher à la Bourse du travail, pour éviter que la manifestation ne « prenne d’assaut » Franklin (qui n’était pas encore la Maison des Syndicats) ce dont d’ailleurs il ne sera pas question cette nuit là.

Le comité de grève qui se réunissait tous les jours avait décidé ce même 31 mai d’organiser dès le lendemain une contre manifestation qui partirait comme beaucoup d’autres de Franklin, descendrait jusqu’à l’hôtel de ville puis l’avenue Foch, pour remonter par le boulevard François 1er et revenir place de l’Hôtel de ville par la rue de Paris. Ce fut une grande manifestation nous étions plus de 15 000 manifestants à aller taquiner le bourgeois havrais dans les quartiers riches du Havre, nous avons commis ce jour là un grand acte révolutionnaire !

Ces grèves, ce qu’on a appelé ensuite les « évènements de 68 » marqueront ma vie et mon parcours militant. J’ai tout de suite compris, moi fils d’ouvriers et de gens simples qui ne croyaient pas beaucoup à leur force et qui répétaient à l’envie « qu’il faudrait toujours des patrons » Au contraire, j’avais compris et vu de mes yeux, alors que j’étais encore jeune, que la classe ouvrière, les salariés, quand ils sont organisés et unis pèsent dans l’action syndicale. Pour des années j’étais marqué et pensais connaître la voie à suivre. Dès février 1969, je deviendrais secrétaire du syndicat CGT de Tréfimétaux, puis quelques mois plus tard représentant syndical au Comité Central d’Entreprise de Tréfimétaux. Ce premier moment de ma vie militante ne s’arrêtera qu’à la fermeture de l’usine devenue Cuivre et Alliages en 1984, pour se poursuivre comme dirigeant local de la CGT. Mais cela, c’est une autre histoire… 

Publié dans Histoire

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